La maîtresse

On lui a envoyé une photo. C'est Juanito le guitariste qui l'a fait parvenir à sa tante. La seule photo de classe de cette petite école qui aujourd'hui n'existe plus, parce que le pays de leur passé est perdu. La seule photo réunissant tous ces petits enfants de nationalité différente autour du sapin de Noël. C'est curieux, des prénoms lui reviennent, et pourtant elle n'avait jamais revu tous ces visages depuis son départ de là-bas... Le visage de sa meilleure copine était lui, encore dans sa mémoire. Les petites couettes de la brunette, ses ballons brodés sur le tablier, le regard perçant de la fillette.Tout est intact. Il y a aussi son amoureux avec son sourire espiègle... Lucien dont elle retient le prénom à cause du prénom justement, qui lui semblait tellement rigolo... Claudine, parce qu'elle était plus petite qu'elle... On ne sait pas qui jouait le rôle du Père Noël. La maîtresse, Elle ne l'a jamais oubliée. Elle ne sait plus son nom, mais se rappelle très bien des blouses en nylon qu'elle portait, et qui lui donnaient une petite odeur de fermentation lorsqu'elle transpirait. Mais ce n'est pas cela. La dame aux lèvres sensuelles portait toujours un rouge à lèvre flamboyant. Et quand elle lisait , la petite fille ne pouvait pas quitter des yeux cette bouche sublime. La maîtresse avait une voix charnue et lisait avec une clarté qui la subjugait . Tous les matins la dame choisissait avec soin une petite fiche imprimée blanche. Ca s'appelait "leçons de morale". La petite fille attendait ce moment avec délectation. Elle ne se lassait pas d'entendre ces historiettes de la vie quotidienne qui se terminaient toujours par une "morale ". La petite fille qu'elle était se disait qu'un jour elle aussi aurait une belle voix comme celle de sa maîtresse, qu'elle lirait aussi parfaitement. Et elle s'y est appliquée. Si toutes les maîtresses du monde portait du rouge à lèvre...