Cela faisait presque quatre ans qu'elle ne l'avait pas effleuré. Toutes ces années où elle avait fait le choix d'être pleinement mère, elle s'était un peu abîmée, et pensait que toute la vie qu'elle avait eue "avant" n'était plus qu'un souvenir effiloché. Ce piano, elle se l'était offert quand les choses allaient très bien. Au moment de l'achat, ils avaient fait le calcul que le prix de l'instrument pouvait correspondre à un certain nombre de cigarettes par jour pendant quinze ans. Et comme elle ne fumait pas, elle avait signé sans discuter... Pendant ces quatre années où les choses allaient mal, elle n'osait plus toucher à ce qui avait fait sa vie d'avant. Coupable d'avoir subitement tout arrêté, il lui semblait qu'elle ne méritait plus tout cela. Alors, le beau piano était resté muet dans une grande maison inhabitée. Cette grande et belle maison qu'elle avait fuie aussi.

Elle se dit que parfois, il faut accepter de tomber pour mieux remonter à la surface. Parce la chute nous oblige à nous délester de ce qui semble inutile. C'est un voyage. Celui de perdre ce que nous ne sommes pas vraiment... Celui de s'enrichir de rencontres et de découvertes nouvelles qui nous ressemblent... Aujourd'hui, la tête hors de l'eau, et forte de ces épreuves intimes, il lui semble que le monde alentour est plus clair. Son piano, elle a faillit le revendre, puis tout à coup s'est ravisée, et l'a fait acheminer jusqu'à elle.

Quand le camion de 19 tonnes s'est garé près de la maison, elle a couru comme une petite fille joyeuse pour ouvrir le portail. Il lui semblait accueillir un grand ami de retour de la guerre... Dans le camion rempli de pianos voyageurs, elle a vu le sien, enroulé dans la housse, et cela l'a émue. Lorsque les quatre homme ont terminé de hisser l'instrument à l'étage, elle s'est empressée de leur donner congé, les a regardé s’éloigner depuis la fenêtre du haut, puis s’est assise sur la banquette de cuir.

Elle a glissé les doigts sur le clavier, et ressenti sa douceur d'ivoire. Joué une note, puis deux. Le son clair et brillant de l'instrument la faisait tressaillir. L’ami était resté le même. Si beau dans son habit de laque noire! Il n'avait presque pas besoin d'être accordé. Il avait attendu qu’elle revienne de son voyage...

Pendant qu'elle jouait, le téléphone a sonné. C'était un contact professionnel de Londres qui disait la chercher depuis longtemps: "I was looking for you for a so long time!"

Et elle de répondre spontanément: "I'm still alive!"...

("je vous cherchais depuis si longtemps"!....."je suis toujours en vie!")

Le voyage du piano

Partager cet article